Claire Branchereau | Journaliste Rue 89

Chaque préfecture ayant des exigences différentes, la demande de titre de séjour peut se transformer en cauchemar administratif pour les couples franco-étrangers.

Accompagner son mari à la préfecture une fois l’an lui suffit amplement. Roxane « préfère encore aller aux impôts ». Cette documentaliste de 27 ans, française, a mis deux années à venir à bout des démarches nécessaires pour se marier avec Tony, un Péruvien.

Non pas qu’ils tenaient absolument à se marier, mais c’est la « seule solution » qu’ils ont trouvée pour pouvoir vivre ensemble en France. Ils font donc partie des quelques 30 000 couples franco-étrangers mariés en 2011 et recensés par l’Ined, l’Institut national d’études démographiques.

« Tout est fait pour que tu lâches l’affaire »

Ce chiffre baisse au fil des années, suite au durcissement de la législation en 2006 puis 2010. En cause : « l’accroissement du nombre des mariages de complaisance et des mariages forcés », peut-on lire sur Legifrance.Gouv.fr, mais aussi l’émergence de mariage gris et de filières.

Si tout va bien aujourd’hui pour Roxane et Tony – ils ont fêté leurs deux ans de mariage, et Tony vient juste de renouveler son titre de séjour vie privée et familiale –, ça n’a pas toujours été le cas.

« Tout est fait pour que tu lâches l’affaire », assure la jeune femme en se remémorant la guichetière de la préfecture de Caen qui lui balance : « Bah bon courage ! Vous n’avez pas fini ! »

Elle se rappelle aussi les e-mails intimes à verser au dossier, le tampon manquant, les 5 000 euros que tout ça lui a coûté et les tensions au sein du couple à cause « des papiers ». Elle ajoute :

« Si je dois retomber amoureuse, ça ne sera pas d’un étranger. Je n’aurais pas la force de le revivre. »

Et pourtant, ça aurait pu être pire. Si Roxane était tombée sur la préfecture de Nanterre ou de Nogent-sur-Marne, par exemple.

« Des préfectures, il y en a qui se lâchent »

Jeudi 17 octobre, rue des Amandiers à Paris, les bénévoles de l’association des Amoureux au ban public parlent justement de la préfecture de Nanterre. Ils songent à tenter une action. Parce que parfois, fournir une aide juridique aux couples binationaux ne suffit pas.

« Ils font face à un tel mur avec l’administration », déplore Charlotte, coordinatrice nationale de l’association, avant de poursuivre :

« Et puis en France, il y a la loi et les pratiques. Les pratiques diffèrent d’un lieu à l’autre. Certaines préfectures jouent le jeu, et puis il y en a qui se lâchent. »

En vertu de quoi ? De la marge de manœuvre que leur laissent les lois relatives au droit des étrangers (regroupées dans le Ceseda, ou « code des étrangers ») et les diverses circulaires.

Laure Navarro, avocate en droit des étrangers et de la nationalité, précise :

« Pour certains titres de séjour, commerçant, salarié, compétence et talent par exemple, le code est assez complet. En revanche, il n’est pas très précis pour les titres de séjour vie privée et familiale [celui qui concerne les couples binationaux, ndlr]. En fait, plus l’autorité préfectorale dispose d’un large pouvoir d’appréciation et plus les textes sont imprécis, voire absents. »

Courriers de vos voisins et commerçants

Charlotte montre la liste des pièces à fournir à la sous-préfecture de Nogent-sur-Marne (94) pour renouveler son titre de séjour en tant que conjoint de Français.

Au total, une vingtaine de documents différents, là où certaines préfectures en demandent douze comme à Caen [PDF] ou Lille.

Parmi les éléments requis, des « attestations de votre médecin référent [...] certifiant qu’il vous voit ensemble, courriers de voisins, de commerçants [...] précisant qu’ils vous voient ensemble régulièrement et indiquant depuis quand ».

On exige aussi la carte d’identité du conjoint français, ainsi que son certificat de nationalité française.

Au téléphone, la préfecture du 94 assure que ces deux éléments ne sont pas demandés en même temps, c’est soit l’un, soit l’autre, même si cela n’est pas précisé sur la liste.

Quant aux autres documents qu’on peut qualifier de plus intrusifs, type attestations de voisins, ils seraient une sorte d’alternative pour les couples qui manquent de justificatifs « classiques », du moins à en croire la préfecture qui insiste :

« Cela leur donne la possibilité d’apporter d’autres preuves, ça leur donne des idées aussi. C’est une procédure très ouverte. »

Trois, six ou douze mois

Exigences abusives ? Pas si facile de trancher, car les textes officiels sont vagues. Le guide des agents d’accueil en préfecture ne fixe pas [PDF] de limites (de nombre ou de nature) aux documents prouvant que le couple vit ensemble.

Il y a ainsi les préfectures qui se cantonnent aux justificatifs classiques – à Caen, trois sur les trois derniers mois suffisent – et celles, comme à Nogent, où un nombre illimités de documents de toutes sortes doivent prouver douze mois de vie de couple, contre six à Nanterre.

A ce sujet, la Cimade a publié un rapport [PDF] en juillet 2013. Il pointe d’autres exemples de préfectures qui, selon l’organisation, font du zèle.

Celle du Rhône par exemple, demande une attestation de la Sécurité sociale de chaque membre de la famille du demandeur.

Dans la Somme, le couple doit signer une attestation sur l’honneur de la communauté de vie.

Passage obligé par la case sans-papiers

Les disparités entre préfectures ne s’arrêtent pas là. Prenons le cas de Mathilde, rencontrée à la permanence de l’association des Amoureux.

M., son compagnon, quitte la Guinée en 2008 pour aller étudier en France. Fin juin, il demande un changement de statut, puisqu’il s’est pacsé avec Mathilde. Le couple a des projets et M. est sur le point d’obtenir un CDI, inaccessible avec son titre de séjour d’étudiant.

Il fait sa demande auprès de la préfecture de Nanterre puis, en octobre, se présente au guichet avec sa compagne. La préfecture lui refuse le titre de séjour vie privée et familiale en tant que conjoint de Français, comme le raconte Mathilde :

« Elle a regardé son passeport et dit que comme il avait déjà une carte de séjour, il ne pouvait pas changer de statut. Il faut qu’il soit irrégulier pour avoir le statut qu’on voudrait. D’après elle, c’est le ministère qui impose ça à la préfecture de Nanterre. »

Le ministère n’a pas répondu à nos sollicitations. M. est quant à lui convoqué en janvier 2014 pour un nouveau rendez-vous, au guichet des demandeurs sans papiers. A cette date, son titre de séjour d’étudiant étranger aura expiré. N’ayant pas obtenu de récépissé, juste une convocation, il sera donc sans papiers d’octobre à janvier.

De son côté, l’administration des Hauts-de-Seine nous assure que la carte vie privée et familiale est réservé aux étrangers mariés avec un(e) Français(e), et pas pacsé. L’argument est réel – même si, là encore, les règles sont flottantes – mais jamais il n’a été évoqué au guichet devant M.

Qui plus est, il ne justifie pas le fait qu’on le convoque en janvier au bureau des admissions exceptionnelles, principalement réservé aux personnes sans-papiers. Selon Laure Navarro, on aurait dû lui expliquer quelle était la procédure à suivre pour les étrangers « réguliers » pacsés.

« Faites des enfants, ce sera plus simple »

D’après la Cimade, Nanterre n’est pas la seule à imposer une période d’irrégularité avant un changement de statut. Ce serait aussi le cas dans les Yvelines. Quant aux préfectures de Haute-Garonne, du Puy-de-Dôme ou du Nord, un étranger en situation régulière ne peut tout simplement pas changer de statut.

Lorsqu’on demande à Mathilde ce que M. compte faire, elle est un peu dépassée :

« Je crois qu’on ne va pas avoir trop le choix et attendre janvier. Nous, on n’a pas envie de se marier ou de faire des enfants pour les papiers comme nous l’a dit la femme de la préfecture. »

Si la jeune femme veut bien croire qu’il y a eu « des abus », elle regrette :

« Ce sont ceux qui s’aiment vraiment qui paient les pots cassés. Il y a une inégalité entre les préfectures qui me fout la rage, mais on ne peut rien dire. »

Le banquier a dit non « pour me protéger »

Assise à côté d’elle, Martine, 52 ans est tout aussi remontée. Pour elle, c’est une évidence : si le couple ne s’aime pas, il ne supporte pas l’épreuve de l’administratif. D’ailleurs, dans son cas, cela a renforcé son histoire, même si elle voudrait pouvoir « la vivre pleinement ».

Cette auxiliaire de vie parisienne essaie d’obtenir des preuves de vie en couple pour qu’A., avec qui elle est pacsée, obtienne un titre de séjour. Il est sans-papiers.

Mais impossible de faire mettre leurs deux noms sur ses factures de téléphone. « Je paie tout par prélèvement, c’est compliqué de changer tout ça. Il faut que je me désengage et que je signe un nouveau contrat... » Quant à l’ouverture d’un compte joint, c’est tout simplement hors de question pour son banquier :

« Comme il [A.] n’a pas de papiers… le banquier s’est braqué et m’a dit non, que c’était pour me protéger. »

Autant dire que le couple va avoir du mal à répondre aux exigences de la préfecture de Nanterre. Celle-ci connaît pourtant déjà Martine et A., qui raconte :

« Quand je suis sorti de centre de rétention, la préfecture a gardé mon passeport. Elle ne voulait bien me le rendre que si je prenais l’avion. »

D’après Laure Navarro, cette pratique n’est pas illégale et relativement courante. Pourtant,la préfecture de Nanterre dément « formellement » y avoir recours. Dans un e-mail, elle assure même :

« Au contraire, nous rendons sans condition d’aucune sorte le passeport en préfecture dès la libération. »

Ce n’est pas le souvenir qu’en gardent les juristes de l’association des Amoureux, qui ont dû adresser un courrier à la préfecture et accompagner le couple pour récupérer le document.

« Je le disais ce matin, je ne voterai plus ! »

Presque avec les mêmes mots, Martine et Mathilde nous confient avoir voté à gauche dans l’espoir de voir évoluer la politique d’accueil des étrangers. Aujourd’hui, Martine s’avoue déçue, un euphémisme :

« Avec la gauche au pouvoir, je suis un petit peu écœurée. Je le disais ce matin : je ne voterai plus ! »

Pourtant, les dernières circulaires mises en place – notamment celles de janvier [PDF] et novembre 2012 [PDF] – visaient précisément à harmoniser les pratiques sur l’ensemble du territoire, des « disparités dans les pratiques » des préfectures ayant été constatées.

Pas convaincue par les tentatives de la gauche pour améliorer un système qu’elle trouve toujours aussi opaque, Mathilde conclut :

« En fait, c’est toujours autant la galère… Et encore, dans mon cas ça ne fait que commencer. »